La Bibliothèque de Voltaire est la seule bibliothèque d’un auteur du siècle des Lumières à avoir été intégralement préservée.
Immédiatement après la mort de Voltaire, Catherine II décida d’acheter sa bibliothèque, souhaitant conforter aux yeux de toute l’Europe sa réputation de souveraine tolérante et éclairée.
Catherine annonça qu’elle souhaitait construire en son Palais d’Été, Tsarskoye Sélo une réplique du Château de Voltaire – la demeure de Ferney, située à la frontière de la France et de la Suisse (à l’époque, la République de Genève), où Voltaire passa les vingt dernières années de sa vie – pour y implanter sa bibliothèque.
« S’il vous plait faites moi avoir la façade du château de Ferney et s’il est possible le plan intérieur de la distribution des appartements. Car le parc de Tsarskoye Selo n’existera pas ou bien le château de Ferney viendra y prendre plaçe. Il faut encore que je sache quels appartements du château sont vers le nord et quels vers midi, levant et couchant, il est encore essentiel de savoir si l’on voit le lac de Genève des fenêtres du chateau et de quel côté, il en est de même du mont Jura », écrivit-elle à son agent littéraire et politique en Europe, le baron Friedrich Melchior Grimm. Ce projet ne fut cependant pas réalisé, Catherine se contentant d’acquérir les livres et les manuscrits du philosophe.
La bibliothèque fut cédée par Marie-Louise Denis, la nièce et l’héritière universelle de Voltaire. Au terme des négociations, conduites par F.M.Grimm et par Ivan Chouvalov, elle reçut la coquette somme de 135 398 livres, 4 sols et 6 deniers tournois, équivalant à 30 000 roubles d’or, et en prime un coffret de fourrures, des bijoux et un portrait de l’Impératrice orné de diamants.
En 1779 la bibliothèque fut acheminée par voie terrestre jusqu’à Lubeck, et de là à Saint-Pétersbourg par un navire spécialement affrété par Catherine II.
L’emballage et la translation de la bibliothèque furent confiés à Jean-Louis Wagnière, secrétaire et fidèle ami de Voltaire. Homme de confiance de l’écrivain, Wagnière était initié à tous ses projets, il connaissait parfaitement sa bibliothèque, il avait pris part à la composition de son catalogue, le Catalogue de Ferney, dont le manuscrit est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de Russie.
Wagnière rangea les livres dans une des salles adjacentes aux apartements de Catherine II dans le Palais d’Hiver (actuel Musée de l’Ermitage) et il remit les clés à Alexandre Loujkov, bibliothécaire attitré de l’impératrice, homme érudit, grand traducteur du français et de l’anglais en russe. Ayant reçu maints présents ainsique bénéficié d’une pension à vie, Wagnière repartit pour la France au début de 1780.
Catherine II étant décédée en 1796, Loujkov remit sa démission au nouvel Empereur. La bibliothèque demeura à l’Ermitage où elle connut un nouvel emplacement, en dessous des « Loges de Raphaёl ».
La bibliothèque était alors présentée aux visiteurs étrangers comme une des curiosités de la capitale russe. Sous le règne de Nicolas Ier, qui considérait Voltaire comme le destructeur de l’ordre social de l’Ancien régime, ellefut cependant fermée aux visiteurs. Seul le poète Alexandre Pouchkine, ayant obtenu la charge d’historiographe, put y accéder par autorisation exceptionnelle. Le 24 février 1832 il demanda au Commandant de la Gendarmerie, Alexandre Benkendorf, la permission de « consulter la bibliothèque de Voltaire, qui avait utilisé des livres et des manuscrits rares à lui envoyés par [Ivan] Chouvalov afin de rédiger son Histoire de Pierre le Grand, et qui se trouve à l’Ermitage ».
Pouchkine s’intéressa donc surtout aux manuscrits envoyés à Voltaire par les académiciens de Saint-Pétersbourg ainsi qu’aux Rossica – ouvrages concernant la Russie – mais il consulta également bien d’autres volumes et il copia des extraits du catalogue dressé à l’Ermitage.
En 1837, un ministre de la cour ordonna : « Sans permission écrite, personne excepté les membres de la famille impériale ne peut emprunter les livres de la bibliothèque de l’Ermitage ; ceux qui désirent mener des recherches scientifiques seront autorisés à travailler dans la bibliothèque et à prendre des notes, mais il est interdit de consulter les livres des bibliothèques de Voltaire et de Diderot, ou d’en faire des extraits ».
Sous le règne de Nicolas Ier, une interdiction tacite fut opposée à toute mention de la bibliothèque de Voltaire dans la presse, même si des articles sur le philosophe de Ferney paraissaient de temps en temps dans les périodiques russes.
L’objet de sa détestation toute particulière semble avoir été, à proximité de la bibliothèque de Ferney, la statue du Voltaire assis par Jean-Antoine Houdon. Le bibliophile Rudolf Minzlov écrivit dans sa Promenade dans la Bibliothèque publique impériale que « sous l’empereur Nicolas Ier, cet ami de Catherine n’était plus du nombre des habitants favoris du Palais d’Hiver. Il voyageait d’un coin à l’autre, et malgré celà, par le jeu du hasard, cette statue de marbre tombait tout le temps sous les yeux de l’Empereur ». Le fameux sourire de Voltaire aurait tellement excédé Nicolas Ier qu’il ordonna d’« emporter le vieux singe » !
La statue quitta dès lors l’Ermitage, d’abord pour trouver un emplacement dans les caves du Palais de Tauride avant de rejoindre, en mai 1862, les livres du philosophes qui venaient d’être déplacés dans la Bibliothèque impériale publique (actuelle Bibliothèque nationale de Russie).
La remise de la Bibliothèque de Voltaire à la Bibliothèque publique impériale eut lieu sous Alexandre II, à la fin de 1861. Le baron Korf, directeur de la bibliothèque, reçut une notification du ministre de la cour, signalant que « Sa Majesté l’Empereur, en raison de la nécessité d’installer dans l’Ermitage des objets d’arts rares et précieux ‹…› a ordonné: parmi les bibliothèques se trouvant à l’Ermitage, la Bibliothèque de Voltaire incluse, [il ne faut] laisser [à l’Ermitage] que les éditions concernant les beaux-arts, leur histoire et l’archéologie, de même que la bibliothèque russe établie pour les serviteurs. Toutes les autres bibliothèques susmentionnées, ainsi que la totalité des manuscrits conservés à l’Ermitage, sans exclure ceux ornés de peinture en miniature, doivent être transférés à la Bibliothèque impériale publique ».
La Bibliothèque de Voltaire fut placée dans la salle ovale du premier étage (qui abrite aujourd’hui le fonds russe). La statue de Houdon lui fut jointe jusqu en 1887, quand elle retourna à l’Ermitage.
Pendant la Seconde guerre mondiale la bibliothèque fut évacuée dans la ville de Melekess sur la Volga (actuellement Dimitrovgrad), et après son retour à Léningrad (actuellement Saint-Pétersbourg), elle intégra le département de la Réserve des livres rares.
La Bibliothèque de Voltaire compte 6814 volumes, manuscrits compris. Plus d’un tiers des imprimés sont munis de notes de lecture de son propriétaire : des marginalia (du mot latin margo, marge). En fait, les notes ne se situent pas toujours sur les marges, mais parfois sur des pièces de tomaison, pages de titre, pages de garde, faux-titres, signets, etc. On y trouve des signets vierges, certains sont composé de fragments de papier tombés sous la main de Voltaire –cartes à jouer, documents comptables, brouillons de lettres, lambeaux de journaux. Les coins des pages peuvent être cornés, on trouve des fleurs et des brins d’herbe, également utilisés comme marque-pages, sans compter les taches de café…
La Bibliothèque de Voltaire n’est pas une collection de bibliophile : c’est la bibliothèque de travail d’un philosophe. Elle est composée pour l’essentiel d’éditions du XVIIIe siècle. La majorité des livres fut acquise lors des vingt dernières années de sa vie, les années de Ferney, si maints volumes tombèrent en sa possession avant cette époque.
Les livres sur l’histoire prédominent dans l’économie de cette bibliothèque, surtout les ouvrages sur l’histoire de la France (près du quart du total). On y trouve à peu près la même quantité de livres sur la littérature et l’art (les belles-lettres et la dramaturgie françaises des XVIIe et XVIIIe siècles sont les plus représentées). Les ouvrages de théologie, les travaux sur l’histoire de l’Église et sur le droit canonique forment un cinquième du tout. Les oeuvres philosophiques s’établissent dans une proportion comparable mais un peu moindre. Présentes sont les oeuvres des penseurs du XVIIe et du XVIIIe siècles – Rousseau, Diderot, Helvétius, d’Holbach, Montesquieu, Bayle, Pascal, Descartes, Malebranche, Locke, Hume, Toland, Leibniz et d’autres.
Cette bibliothèque servait à l’écrivain d’instrument de travail pour la composition de ses oeuvres – livres d’histoire et de philosophie, pièces de théâtre, contes, poèmes, pamphlets. Wagnière raconte dans ses mémoires: « La mémoire de M. de Voltaire était prodigieuse. Il m’a dit cent fois : “Voyez dans tel ouvrage, dans tel volume, à peu près à telle page, s’il n’y a pas telle chose?”, et il arrivait rarement qqu’il se trompât, quoiqu’il n’eût pas ouvert le livre depuis douze ou quinze ans. »
La bibliothèque comporte un grand nombre de sources historiques, notamment des Rossica. Un des traits qui prouve le caractère scientifique de la bibliothèque est son grand nombre de recueil factices que Voltaire nommait «pot-pourris», où il faisait relier des extraits de livres et de périodiques sur les sujets qui l’intéressaient.
En 2003, la Bibliothèque de Voltaire se vit attribuer un nouveau site au sein de la Bibliothèque nationale de Russie, créé grâce à la coopération franco-russe, initiée par Nikolay Kopanev, à l’epoque le directeur de la Réserve des livres rares, et soutenue par les Gouvernements de la Russie et de la France (notamment, le président Jacques Chirac). Les travaux de reconstruction ont commencé en 2001 et furent achevés en 2003. La salle fut inaugurée lors du tricentenaire de la fondation de Saint-Pétersbourg, le 28 mai 2003, en présence des premiers ministres des deux pays, Mikhail Kassianov et Jean-Pierre Raffarin. Le Centre d’Étude du Siècle des Lumieres y fut quant à lui inauguré, dans le même site, en 2004. Le colloque international Lectures voltairiennes réunit depuis lors les chercheurs de différents pays.
La Bibliothèque de Voltaire est ouverte aux visiteurs et aux chercheurs. Elle s’attache à perpétuer l’esprit de Voltaire : culture, intelligence, tolérance et ouverture au monde.